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Domaine étranger Vies parallèles

octobre 2021 | Le Matricule des Anges n°227 | par Thierry Cecille

D’un village de Basse-Silésie, Olga Tokarczuk fait surgir, tel un magicien de son chapeau, des récits mêlant l’Histoire à la Nature, le réel au merveilleux.

Maison de jour, maison de nuit

Dans son discours lors de la remise du prix Nobel en 2018 (voir Lmda N°218), Olga Tokarczuk évoquait la difficulté pour l’écrivain d’affronter le monde actuel, confus, labyrinthique, en combattant le « brouhaha », la « cacophonie » de l’infini commentaire. Alors qu’il y a près de cent ans Walter Benjamin prédisait déjà sa disparition, elle en appelait à la responsabilité de celui qu’elle nomme « le tendre narrateur », capable d’inventer « de nouvelles manières de raconter le monde ». C’est ce à quoi elle s’attelle sans relâche, dans une forme qui lui est propre : un pêle-mêle à première vue désordonné mais profondément concerté, une mosaïque de fragments de tailles inégales et de couleurs variées – l’opus sectile des Romains et de la Renaissance.
Le point de départ est la maison du titre où, au début, la narratrice vient d’emménager avec R., son compagnon. Nous sommes en Basse-Silésie, au sud de Wroclaw et près de la frontière tchèque. À portée de regard habite Martha, une veuve âgée, qui sera son interlocutrice, sa conseillère et sa complice parfois. Cette maison est donc comme le cœur du livre qui ensuite, en un rythme alternant diastole et systole, s’ouvre sur l’espace et le temps, puis revient en ce foyer, puis se distend de nouveau. Nous découvrons les habitants de ce village isolé, à l’écart semble-t-il du présent : comme dans les nouvelles d’Andrzej Stasiuk, c’est alors une chronique douce-amère, parfois d’une âpre mélancolie, des jours et des saisons. Chacun s’y débat dans son quotidien borné, lutte contre la solitude, s’abîme dans des souvenirs douloureux ou des projets avortés – l’alcool est un camarade et le suicide une tentation. Beaucoup sont « des êtres sans biographie, sans passé et sans avenir, qui se présentent à autrui dans un présent permanent ». Des fantômes hantent aussi ces lieux : cette région fut, avant la guerre, habitée surtout par des Allemands, qui ont dû fuir en un exode forcé, et que des Polonais chassés, eux, de l’Est lointain sont venus remplacer. Lorsque l’un de ces Allemands revient visiter les lieux de sa jeunesse et y trouve la mort, les douaniers polonais et tchèques, alternativement, déposent son corps de l’autre côté de la frontière…
L’attention aux êtres mais aussi aux éléments naturels donne lieu, à plusieurs reprises, à de véritables poèmes en prose, d’une écriture fine et sensible (saluons le travail de Maryla Laurent, qui nous offre cette nouvelle traduction – la précédente datant de 2001), ainsi lorsqu’il s’agit de décrire une inondation dévastatrice ou le paysage comme aiguisé, acéré à l’approche d’un orage. Non sans humour, la narratrice avoue aussi sa « champignité » et les champignons sont en effet – avec les perruques que Martha, par le passé, fabriquait – un des leitmotivs que le roman entrelace : elle va même jusqu’à nous donner plusieurs recettes pour les accommoder !
Puis la palette s’enrichit encore, le mouvement centrifuge de l’écriture nous fait découvrir, par exemple, le destin de sainte Kümmernis (« sainte Débarras »  !), à qui le Seigneur fit pousser une barbe pour lui éviter d’être violée. À ce pastiche réussi d’hagiographie s’ajoute celui, tout aussi réussi, de ses textes mystiques. Puis nous suivons pas à pas celui qui, précisément, écrivit la vie de cette sainte : le moine Paschalis voudrait, lui, posséder un corps semblable à celui des femmes, « il observait donc à la dérobée chaque détail de leurs vêtements, leurs mèches de cheveux, leurs tresses, l’arrondi de leurs épaules, le geste gracieux de leur main pour faire le signe de la croix ». Ergo Sum, lui, « avait mangé de la viande humaine  » quelque part au fond de la Sibérie et, alors qu’il s’efforce de l’oublier, se passionnant pour le latin qu’il enseigne à des élèves indifférents, ce passé le rattrape : « Une nuit, la pleine lune apparut brièvement au-dessus des habitations et Ergo Sum hurla. Il plaqua ses mains contre sa bouche, s’enfonça les ongles dans les joues, mais en vain. Il continua à hurler vers l’intérieur de son corps ».
Toutes ces vies parallèles recèlent chacune un mystère et s’affirme alors la puissance de l’imaginaire, qu’il s’agisse de celui de la narratrice (et de l’écrivaine) ou des songes de ceux que la vie tourmente ou déçoit : c’est que « le monde réel n’arrive pas à la cheville des rêves ».

Thierry Cecille

Maison de jour, maison de nuit
Olga Tokarczuk
Traduit du polonais par Maryla Laurent
Noir sur blanc, 302 pages, 22,50

Vies parallèles Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°227 , octobre 2021.
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