Dans l’Ancien Testament, le « Livre des nombres » s’occupe de recenser les Israélites entre la sortie de l’esclavage égyptien et l’accession à la Terre promise. Ses récits, prophéties, lois et généalogies auraient, selon une tradition légendaire, été rédigés par Moïse en personne. Comme en écho à cette autorité biblique, la romancière roumaine Florina Ilis fomente une histoire de la Transylvanie, tenaillée entre Autriche-Hongrie, Roumanie et communisme. C’est un vaste demi-siècle qui est pris en écharpe en cette généreuse fresque, quoique souvent dramatique, voire tragique.
Malgré le bal et le « premier amour d’Anna » qui sera la mère du narrateur, pour le grand-père Spiridon c’est en 1959 « le commencement de la fin ». Car des « brigades d’activistes » prennent bien du plaisir à la collectivisation forcée des terres. Le communisme s’ouvre par la fin de la liberté. Ce qui n’était pas tout à fait le « jardin d’Eden » ne l’est décidément plus. La nationalisation fut un pillage, « la brutalité des temps nouveaux n’avait rien épargné, rien laissé au hasard ». Ainsi le grand-père Gherasim est emmené pour être jugé comme « chiabur », l’équivalent du koulak russe, soit un riche propriétaire, à qui l’on intime de céder ses terres à l’État. Hélas, il trimballe dans sa poche des « bouts de papier contre le Parti » et ne sachant pas bien lire il signe son hostilité au régime !
Il faut un témoin, un enquêteur, pour signer cette chronique ; c’est l’écrivain et narrateur omniscient, qui interroge les membres de sa famille, compulse les albums et les productions d’une lignée de photographes, y compris des documents falsifiés pour accabler les dissidents (« un écrivain connu rencontrant des agents étrangers »), puis fouille, lorsque c’est enfin possible, les archives de la police secrète, la Securitate. L’on se doute qu’en sa mise en abyme la romancière a fait de même, sans oublier le secours de son imagination.
La galerie de personnages devient une comédie humaine, entre gens chaleureux et hauts en couleur, comme Zenobia, mais non dénués de rivalités diverses, et les prédateurs qui usent du vent politique, qu’ils soient nationalistes ou communistes, comme Marin, « membre du Conseil populaire » ; mais sans manichéisme : est-ce le courant de l’Histoire qui fait le bien et le mal ou la diversité des natures individuelles ? Au microcosme villageois répond le macrocosme de la Roumanie et des pays de l’Est.
« Prose réaliste » et « poétiquement esquissée », selon le modus operandi de l’écrivaine, la chronique familiale et rurale et le roman de mœurs ont quelque chose d’épique, tant la succession des générations est marquée par les régimes politiques, par la lubie communiste, par les ruses de la liberté. Entre-temps, la terre a été rendue aux habitants, pour clore le temps de la tyrannie de Ceausescu. Reste le pouvoir de la mémoire et de l’écriture, restituant les vies et les psychologies. À tel point que la jeune Nora, admirant les livres de notre narrateur, qui veut « connaître la vie dans ce qu’elle a de plus beau, de plus pur, de plus exaltant », et poste des textes sur Facebook, veuille « devenir écrivaine » : il lui faut pour cela voir naître un « bébé souillé de sang », métaphore de l’avenir…
Les romans de Florina Ilis (née en 1968) s’inscrivent souvent dans une dimension mythique. La Croisade des enfants – peut-être son chef-d’œuvre – narrait un voyage ferroviaire qui culminait en une avalanche du mal. Les Vies parallèles (une allusion à Plutarque) collectionnait les strates de la vie du poète roumain Eminescu. Avec Le Livre des nombres, elle ajoute une corde politique et historique à son entreprise. « Buvons à la littérature ! » s’exclame un personnage, que nous approuvons avec joie.
Thierry Guinhut
Le Livre des nombres
Florina Ilis
Traduit du roumain par Marily le Nir
Éditions des Syrtes, 544 pages, 25 €
Domaine étranger Le sursaut de la mémoire
mai 2021 | Le Matricule des Anges n°223
| par
Thierry Guinhut
Saga familiale, Le Livre des nombres de la Roumaine Florina Illis pose cette question : est-ce le courant de l’Histoire qui fait le bien et le mal ?
Un livre
Le sursaut de la mémoire
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°223
, mai 2021.