Une drôle de femme : Trajectoire d’une féministe dans la Turquie des années 60
Dix ans avant sa mort en 2013, Leylâ Erbil, figure engagée de la littérature turque, était pressentie pour le Nobel. De quoi médiatiser alors cette nouvelliste, essayiste, romancière, toujours aussi peu traduite en français. Sauf erreur, rien d’autre hors Jour d’obscurité (Actes Sud) et, donc, Une drôle de femme. À l’origine ce roman a été publié en 1971 et il faut garder à l’esprit cette date pour comprendre en quoi, à l’époque, il a pu marquer. Écrivant sur la Turquie des années 50-60, moins libérée qu’il n’y paraît, Leylâ Erbil compose un livre à facettes sur un angle mort et même un thème tabou : la tentative d’émancipation des femmes à tous points de vue, sexuel, politique, psychique. Si Nermin est le personnage principal, qu’une ellipse donne à voir à différents moments de sa vie, étudiante puis mariée, c’est aussi l’histoire, racontée sur le mode contradictoire, de sa famille déchirée entre la tradition et la modernité, ancrée dans une religion-corset que la fille, précisément, n’accepte pas. Taxée d’anarchiste, l’indocile Nermin va se heurter aux interdits familiaux (ah la « membrane magique », sacro-sainte virginité à préserver pour le futur époux), à l’hostilité d’une communauté intellectuelle faussement bohème et vraiment misogyne : « Ils ne veulent pas de femmes turques parmi eux. Ils se posent en réformateurs kémalistes, en défenseurs de l’égalité des sexes, tu parles ». Plus que celui de la mère, le portrait du père mourant – qui donne lieu à des passages émouvants –, ancien soldat devenu pêcheur, incarne des idées en opposition avec celles de la fille. Autobiographie partielle, récit de vies, témoignage politique, peinture socio-culturelle, le roman de Leylâ Erbil est multiple, évitant habilement la voie de la simple chronique. On avance avec tension dans ce livre touffu où, paradoxalement, le plaidoyer pour la modernité n’est pas forcément le plus convaincant. Comme si Erbil s’employait d’abord à montrer que rien n’est jamais univoque. Avant d’être un livre sur l’expression du féminisme naissant, c’est un livre sur la profonde complexité du réel.
Anthony Dufraisse
Une drôle de femme, de Leylâ Erbil, traduit du turc par Ali Terzioğlu et Jocelyne Burkmann, Belleville éditions, 250 pages, 20 €