Les Enseignements d’une ex-prostituée à son fils handicapé
Dans une autre vie, quand le petit Baştovoi était lycéen et portait le prénom de Stefan, un enseignant eut la méchante idée de le faire interner dans un hôpital psychiatrique – cela se passait dans la Moldavie soviétique, avant la chute de l’URSS. De cette expérience peu radieuse, le jeune homme tira un recueil de poèmes, Un Valium pour Dieu (non traduit) et le premier roman qu’il publia, quelques années plus tard, Les lapins ne meurent pas, traduit chez Jacqueline Chambon en 2012, fut tout naturellement dédié aux « enfants soviétiques devenus grands ». On y suivait les traces d’un petit écolier, Sasha, victime de la brutalité des adultes, qui trouve refuge dans la forêt. Savatie Baştovoi lui-même a-t-il trouvé la paix ? Le sombre portrait qu’il fait de l’actuelle Moldavie permet d’en douter.
À la fin des années 1990, après des études supérieures à Timisoara, l’écrivain en herbe a rejoint sa ville natale, Chisinau, et décidé de se faire moine. Sans pour autant cesser d’écrire. Savatie Baştovoi vit désormais parmi ses pairs, au monastère de la Nativité du Christ, où il dirige la maison d’édition Cathisma. Il enseigne également l’iconographie au séminaire de théologie de la ville. D’être devenu un notable en soutane ne lui a pourtant pas fait oublier les blessures du passé. Au contraire. L’enfance violentée reste une obsession chez Baştovoi, dont l’écriture, imprégnée d’un humour grinçant, fait la part belle à la satire sociale. Sous le scalpel de ce moraliste chrétien, la Moldavie postcommuniste, abêtie par la misère et rongée par la corruption, ne sort pas franchement grandie.
Sans surprise, Les Enseignements d’une ex-prostituée à son fils handicapé a donc pour héros des enfants. Le récit commence dans un orphelinat, avec la mort du petit Nicolae, retrouvé un matin, raide et pâle, le visage à moitié mangé par les rats. De quoi est mort le garçonnet ? Mystère. De l’indifférence des adultes, devine-t-on. Le seul trésor de Nicolae, une petite radio rouge made in China, un cadeau de sa mère partie gagner sa vie en Italie, sa petite radio lui a été volée. Mais ce n’est pas ce qui préoccupe le personnel de l’orphelinat, soucieux avant toute chose d’éviter le scandale et de cacher le drame. Le fait que deux pensionnaires, bien vivants ceux-là ! aient profité du désordre ambiant pour s’enfuir – en fauchant la fameuse radio – n’émeut personne.
Les deux fugueurs, Karlic et Serioja, forment un tandem rocambolesque et passablement monstrueux. Cloué dans un fauteuil roulant, doué d’une vive intelligence et animé d’une cruauté extrême, Karlic a fait de Serioja, un balaise au QI de pois chiche, son esclave docile. Karlic réfléchit et ordonne, Serioja pousse le fauteuil. Leur fuite chaotique à travers la campagne moldave va servir de fil rouge au récit. On y croise la petite Aliona, elle aussi échappée de l’orphelinat, qui rêve d’une vie libre et gaie, et qui se fait violer par une bande de villageois avinés. On y observe la tribu des fonctionnaires-apparatchiks, guettant un salaire qui ne vient pas, indifférents au monde, et qui se saoulent à la fausse vodka en attendant des jours meilleurs. Quant à l’ex-prostituée, la fervente Eleonora, elle ne cesse de penser à ce fils qu’elle a abandonné et à qui elle écrit « dans un gros cahier qu’elle emportait partout ». Sous la plume de Bastavoi-l’orthodoxe, les mères – qu’elles soient des prostituées ou pas – sont les seules, dans cette société cocasse et désolante, à faire preuve d’humanité. Même le malin Karlic finit par tourner mal.
On ne peut s’empêcher de songer, en lisant Savatie Bastavoi, aux Souvenirs d’un enfant des rues, formidable roman de Mansour El-Souwaim (Phébus, 2012). Le Soudan drolatique et misérable que décrit l’écrivain de Nyala, comme son jeune héros, le génial Kasshi, un handicapé lui aussi, ont bien des points communs avec la Moldavie de Baștavoi et ses enfants terribles. Jeunesse cassée de tous les pays, unissez-vous… Catherine Simon
Les Enseignements d’une ex-prostituée à son fils handicapé, de Savatie Baştovoi
Traduit du roumain par Laure Hinckel, Jacqueline Chambon, 208 pages, 21 €