En mai 1940, à quelques kilomètres imaginaires de la Marsovie et des forêts d’Arden où se déroulait le premier roman de Frédéric Verger, les armées d’Hitler écrasent la France. Peter Siderman, jeune Allemand engagé dans l’armée française, se résigne alors à prendre l’identité d’un mort pour survivre. Ressuscitant à la place d’un autre, il doit bientôt partager sa famille, son territoire, ses relations et, à partir d’informations glanées dans son journal intime, interpréter son caractère et ses manières – opportunément ironiques et joueuses, comme si le macchabée avait anticipé l’affaire. Et ce qui commençait comme un drame réaliste de vite se changer en drame cosmique.
C’est qu’il y a d’emblée une magie eni-vrante et un peu désuète, dans l’écriture de ce livre, il y a d’emblée la nostalgie des grandes ambitions romanesques. La nostalgie des romans-royaume – le livre de Verger comptant, pareil à Arden dont il est une sorte de suite moins légère, quelque 445 pages et à peu près autant de péripéties – mais aussi celle des romans-kaléidoscopes – et au fil des pages, mille images s’enchâssent, précises et sensuelles, des ciseaux que l’on fait claquer sur des cheveux « avec la férocité d’un clown » à cet oiseau qui « enchaîne sans fin les six notes de la Marseillaise, comme à la saison des amours », en passant par les lèvres du mort « minces, bleuâtres, donnant un air de quiétude un peu hautaine, comme s’il était satisfait de ne plus jamais avoir à parler ». Il y a d’emblée la nostalgie de ces mondes astraux et désespérés où l’on sait que tout est une blague et que tout est néanmoins très sérieux – à commencer par les années 39-45, toile de fond de cet ouvrage comme du précédent, et sur lesquelles Frédéric Verger ne prétend apporter aucune information inédite, nulle clé de compréhension, se contentant d’en souligner l’absurdité tragi-comique à travers quelques histoires à ressorts et chausse-trapes cruelles, comme tout droit sorties d’un magasin de farces et attrapes nazi. « J’ai vu un jour un homme, un bourgeois (…) il était sur le quai, parlait avec véhémence, remuait les bras et on l’a abattu pendant qu’il parlait. C’est une chose affreuse à voir, un homme tué pendant qu’il parle. Alors des gens m’ont souvent demandé : “Qu’avez-vous appris de toutes vos épreuves ?« et moi je leur réponds »Rien", qu’y a-t-il à apprendre, je vous le demande ». C’est que la guerre, cette horreur inanticipée et incompréhensible, constitue un terreau idéal pour la fiction. Et que Frédéric Verger, à rebours de la mode littéraire, aime vraiment la fiction.
Ce sont sans doute ses personnages qui en attestent le plus, jouant eux-mêmes des rôles. Des personnages étonnants et colorés aussi allergiques à la gravité que disposés aux comédies – fussent-elles morbides et, parfois, un peu tarabiscotées. C’est là un vieux paysan portant sa cage à poules sous le bras, un commandant au gros rire forcé de théâtre, puis c’est Blanche, une religieuse folle comme échappée du livre de Diderot, c’était dans Arden un duo d’inventeurs d’opérettes avec lesquels Bouvard et Pécuchet auraient été amis, et c’est ici leur pendant féminin (moins attachant, toutefois), un couple de cousines roaldiennes à demi-sirènes et tout à fait sorcières, de ces créatures qu’on imagine évoluer la nuit quand la lune semble vous « boire l’intérieur des yeux » et que les prisonniers s’évadent. Dans tous les cas, ce sont des figures de conte qui, pareilles à leur créateur, semblent allergiques à l’inertie d’un certain réalisme, lui préférant les aventures en monts et forêts, dussent-elles, quand celles-ci semblent irréconciliables avec l’époque, s’exposer à la mélancolie.
Et lisant Verger de nous y exposer aussi, corollaire des univers imaginaires qui sont des prouesses tendres et qu’on voudrait ne jamais quitter.
Blandine Rinkel
Les Rêveuses, de Frédéric Verger
Gallimard, 445 pages, 21,50 €
Domaine français Verger, l’illusionniste
septembre 2017 | Le Matricule des Anges n°186
| par
Blandine Rinkel
Les Rêveuses constitue un épatant tour de magie noire. Où la guerre se révèle dans ce qu’elle a toujours été : une fiction absurde.
Un livre
Verger, l’illusionniste
Par
Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°186
, septembre 2017.