Jacques Dupin, la puissance au carré
- Présentation Le verbe à cheval
- Entretien Hanche double
- Papier critique Dernier démantèlement
- Autre papier Matière des mères
- Autre papier Du corps, face au monde
- Autre papier Le dernier des impeccables
- Autre papier Jacques Dupin, l’insurgé
- Autre papier Pour ne rien dire
- Autre papier Une expérience sans mesure
Jacques Dupin n’est pas n’importe quel poète. Au regard de l’histoire il est, en langue française, le poète du XXe siècle. Il est l’événement de langue à quoi le XXe siècle – avec sa liste remarquable de désastres et de livres – aboutit. Il en est l’aboutissement, le fruit le plus réel, ce qu’il nous reste entre les mains. Et il se pourrait bien que ce fruit soit explosif.
Sûr que Baudelaire eût qualifié Dupin de « poète impeccable ». L’obstination négative de son poème lui donne une dimension morale, de résistance et de refus, qu’il est difficile de prendre en défaut. Puisqu’on sait désormais l’ennemi dans la langue (cf. Celan), alors il faut se battre dans la langue. Il s’agit de cogner la langue – et qu’elle cogne. Or, du premier au dernier livre, d’un bout à l’autre de ce travail souterrain de « désœuvrement », pas un seul vers de Dupin qui ne soit cogné, et qui ne cogne pas. C’est un geste d’une rare clarté, même lorsque le choc produit du noir. Un geste sûr, brutal, dépassionné, qui refuse la discussion. Mais qui n’en a pas moins le calme et la profondeur (le mutisme, l’obscurité) de la matière qu’il attaque – et qu’il aime. Comme le geste de fendre du bois pour l’hiver. Ou comme chez Kafka le front contre le fond du terrier. Certes un poème n’est pas là pour décorer le monde. Pas même pour y participer. Et encore moins pour se/nous rassurer de théories. Celui de Jacques Dupin en ce sens est exemplaire. Aucune concession aux prostitutions intellectuelles, esthétiques ou politiques de l’époque qu’il traverse et qu’il combat. Rien – que le cognement – matiéré, vivant – du vers contre le dos de l’innommable – ce grand muet qui, un par un, nous concerne. Et qu’il nous aide à trouer, dont il nous aide à trouver le défaut. Le « soupirail ».
Bernard Noël se risque (Strates, Farrago, 2001) à affirmer que le poème de Dupin nous est aujourd’hui plus nécessaire que celui de Rimbaud. Il faut saluer cette étonnante prise de conscience – qui est la nôtre, que nous devons faire nôtre – et l’audace qu’il fallait pour la publier. Parce que Bernard Noël a raison. En cela que le poème de Jacques Dupin prolonge, approfondit, aggrave le possible et l’impossible de la poésie révélés par Rimbaud – puis creusés pendant le siècle par Artaud, Bataille, Char et quelques autres, qui rendent Dupin possible. Enfin, parce que ce poème nous est contemporain, et qu’il nous donne une langue, capable d’armer aujourd’hui nos combats, d’affamer nos désarrois, d’irrésigner notre déroute.
Cédric Demangeot
> Dernier livre publié :
Un enfer (Flammarion)