Un banal retour de va-cances, le cours de la vie et les responsabilités vont reprendre pour ce père de famille qui mène une vie agréable entouré d’une femme aimante et de leurs deux enfants. Sauf que ce soir-là, quelque chose d’imperceptible tourne à vide dans l’ordonnance des gestes bien rodés. Thomas vient de finir son verre de vin dans le jardin, il a déposé le journal sur le banc. Il se lève et sort par le portail : il s’en va. Part. Laissant tout derrière lui. Coup de folie passager ? Apparemment non, tant son attitude est naturelle, calme, assumée : Thomas se retire de sa vie en toute discrétion, pour ainsi dire, en douceur. De son pas légèrement « ivre », il s’éloigne, se dérobe à tout ce qui faisait jusqu’alors le centre de gravité de son existence – la sécurité, le confort, le bonheur – pour s’enfoncer jusqu’à l’orée d’une forêt « dans le territoire inexploré de la nuit »… Disparaître, tel est le troublant motif dont se saisit ce sismographe des fêlures silencieuses et autres déroutes intérieures qu’est décidément Peter Stamm depuis son premier roman Agnès (2008) jusqu’au plus récent Tous les jours sont des nuits (2014). Ici, l’écrivain suisse de langue allemande – né en 1963 – décrit l’aptitude soudaine et imprévisible d’un homme ordinaire à suspendre « la confiance et la foi mises dans le bien-fondé » de l’existence qu’il s’est construite. Disparaître, nous montre Stamm, c’est alors se dégager de ses repères familiers et matériels, des liens, des attentes et des rôles, c’est prendre la route, errer dans l’espace pour se dépouiller de soi. C’est effacer ses traces pour se mettre hors d’atteinte, ne plus être là pour personne. C’est faire le mort.
Comme se l’imagine à juste titre Thomas, ce n’est que le lendemain matin qu’Astrid s’apercevra de son absence. Selon un procédé narratif très efficace, que le romancier maîtrise à la perfection, le même épisode se trouve doublé – hanté, selon qu’il est vécu et imaginé (ou inversement) par l’un ou l’autre des deux protagonistes. Au début, Astrid croit qu’il est parti plus tôt au bureau, s’invente une explication plausible. Puis face à l’incompréhension grandissante de son entourage, il faut donner le change. Alors, même désemparée, elle va faire semblant, tout en répondant aux nécessités du quotidien. Avec cette intuition que Thomas est définitivement parti. Mais pourquoi ? Thomas aurait-il prémédité sa fuite, organisé sa disparition ? Comment une telle décision a-t-elle pu naître, jusqu’à se transformer en acte ; de quelle lassitude secrète, de quel manque, cette fuite inexplicable a-t-elle pu sourdre ? Pourquoi s’en aller sinon pour rompre, renoncer, s’alléger de l’autre – de soi ? Les êtres sont-ils condamnés à s’éloigner « comme obéissant à une loi naturelle » ? Une « bonne » distance serait-elle impossible à tenir, qui passerait par la liberté donnée à l’autre au cœur même de ses engagements ? Plutôt que de céder aux réponses toutes faites, et de verser dans le carcan du jugement moral, Peter Stamm ménage le trouble et nous laisse en suspens ; il fait de l’incertitude – de l’indécidable – le principe actif de la narration, Thomas lui-même n’avançant aucune explication ni raison. Ce flou que sait créer la prose sobre et pourtant si minutieuse du romancier, toujours à légère distance de ses personnages, laisse planer une tension dramatique au fil de leur parcours habilement entrecroisé.
Une attente insensée
Inaccessible, réduit littéralement à sa propre inquiétude, Thomas avance sans plan ni but préétabli, s’inventant des chemins de traverse au rythme de ses pas, en quête d’un abri où poser la tête. La nature, décor sans fond auquel il est tout entier disponible, est perçue dans la profusion de ses nuances ; par elle, c’est le monde entier qui gagne en poids et en saveur. Cette substance du paysage participe continûment aux humeurs et aux sensations de Thomas. « Il se sentait présent au monde comme jamais, comme s’il n’avait ni passé ni avenir. Il n’y avait que ce jour, ce chemin sur lequel il gravissait lentement la montagne. » C’est bien une nouvelle intensité de vivre dont le fugitif fait l’expérience, celle d’une liberté « qui pouvait prendre un autre cours à chaque détour ». Éperdu de solitude et d’inconnu, il puise encore dans la pensée de ses enfants et d’Astrid « une impression de sécurité », « un sentiment diffus de connivence » qui le « réchauffe ». Face aux aléas du temps, le vagabond parviendra à survivre en faisant des petits boulots, quitte à entrer – provisoirement – dans l’histoire des autres.
De son côté, c’est l’étendue de son seul espace mental qu’arpente Astrid, évoluant le plus souvent dans le « film » imaginaire qui double sa vie. Si elle a tardé à déclarer à la police la disparition de son mari – qu’elle porte comme un « stigmate » – c’est par ce qu’elle craignait d’y reconnaître la preuve du désaveu de son couple. Et puis, comment retrouver quelqu’un qui ne le veut pas ? « Parfois on a besoin d’être seul », avance-t-elle à son fils. Alors que les tentatives pour le retrouver ont échoué, elle doit se confronter au vide qu’un tel abandon a « figé » en elle. « Seul, dit-elle, son retour ferait de nouveau s’écouler le temps ».
Un jour, la police lui annonce avoir retrouvé le « corps » de son mari, tombé dans une crevasse. La douleur l’engloutit elle aussi – « son esprit était comme enfermé dans une capsule à l’intérieur de son corps qui continuait à fonctionner tout seul ». Sans pour autant consentir à ce deuil qu’elle continue de vivre dans une forme d’irréalité. « Personne, songe Astrid, ne semblait comprendre que pour elle la relation avec Thomas n’était pas terminée simplement parce qu’il n’était plus là », une manière de dire l’étrange puissance de révélation dont est porteuse la distance – la séparation ou la mort – par où l’on redessine parfois avec plus de justesse les contours de l’autre. Figure de l’attente insensée, Astrid reste rivée à un espoir mystérieux, dont le lecteur est pénétré jusqu’aux dernières pages. Si lancinante, quasi magnétique, que soit chez Peter Stamm la méditation sur la relâche inexorable des liens dans le quotidien du couple et le besoin d’échappée, ici elle suggère aussi combien l’exigence de devenir soi trébuche face à cet absolu mystère de ce qui peut rester entre deux êtres qui se sont aimés – une forme de présence, de densité irréductible à l’absence.
Sophie Deltin
L’Un l’autre, de Peter Stamm, traduit
de l’allemand par Pierre Deshusses,
Christian Bourgois, 176 pages, 17 €
Domaine étranger Porté disparu
janvier 2017 | Le Matricule des Anges n°179
| par
Sophie Deltin
Un homme, marié et père de famille, s’enfuit du jour au lendemain. Le très beau roman de Peter Stamm, L’un l’autre, parle du besoin de tout quitter et de l’abandon.
Un livre
Porté disparu
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°179
, janvier 2017.