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novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138 | par Thierry Cecille

« À qui sont dédiées les grandes œuvres ? » : Macha Séry nous livre ses enquêtes, pleines de curiosité et de verve.

Gérard Genette, en une de ces explorations dont il a le secret, avait étudié naguère ce qu’il appelait les « seuils » des œuvres : les avant-propos, les préfaces, les épigraphes, les dédicaces. Il y décelait des indices thématiques ou esthétiques, des mises en garde ou des déclarations d’intention, des charmes ou des pièges… Macha Séry, essayiste et romancière, utilise ici un autre angle d’attaque. Choisissant une douzaine de dédicaces, s’étendant chronologiquement de Madame Bovary (1857) aux premiers romans de Modiano, elle nous propose douze évocations biographiques des personnalités à qui furent dédiées des œuvres majeures (Monsieur Jadis d’Antoine Blondin semble ici jurer un peu, nous aurions préféré, par exemple, cette mystérieuse « Renée » à qui Louis Guilloux offre son Sang noir, roman majeur lui aussi…). Ce sont alors des histoires d’amitié ou d’amour, bien sûr, qu’elle met au jour et raconte avec alacrité et empathie, mais aussi d’autres liens, plus inattendus mais aussi révélateurs.
Une seule femme parmi cet aréopage ! Laissons donc la place d’honneur à Élisabeth Craig, dédicataire (dédicatrice n’existe pas – et pour cause) du Voyage au bout de la nuit. Avant qu’il ne cède à la pesanteur qui devait l’enfoncer toujours plus profondément dans le marécage antisémite et raciste, Céline fut un fanatique de la danse – et des danseuses. Élisabeth Craig dut lui sembler la légèreté incarnée, l’antidote à tout ce qui plombait son existence. Dès l’âge de 14 ans, elle commence une carrière de danseuse, subit à New York la férule du chorégraphe Théodore Kosloff, « maître de ballet » des films de Cecil B. DeMille : on la verra y faire quelques apparitions. Céline et elle se rencontrent à Genève en 1926 (il y travaille pour la SDN et y découvre les théories eugénistes qui l’obséderont toujours davantage), ils vivent ensemble à Paris, elle trouve quelques rares emplois, il écrit le Voyage  : « Au fil des mois, l’Américaine agrafe les pages et les étend sur des cordes à linge à travers le bureau ». Elle devient, dans le roman, l’inoubliable Molly, elfe et fée, « trois mats d’allégresse tendre en route pour l’Infini » écrit Céline. Mais en 1934 elle repart aux États-Unis, rencontre un homme d’affaires énergique, Céline tente de la reconquérir – sans succès. Il s’épanche : « Le Destin m’a fadé, véritablement. (…) Élisabeth s’est donnée aux gangsters… » La pleurnicherie et le délire de persécution commencent.
À ses côtés, donc, onze hommes : un échantillon tout de même très divers d’humanité. Nous y rencontrons aussi bien Marie-Antoine-Jules Sénard (le nombre de prénoms dit bien la surface du personnage !), avocat – victorieux – de Flaubert contre le grotesque Pinard (qui aura pourtant raison de Baudelaire quelques mois plus tard) que le comédien Coquelin, sorte de Depardieu avant l’heure, génial et démesuré, premier interprète (et en vérité presque co-créateur) du Cyrano de Bergerac que lui dédia Rostand. L’énigmatique Pascal Pia, bibliophile érudit et journaliste résistant, antihéros de l’absurde, méritant en cela Le mythe de Sisyphe que lui offrit Camus en hommage, côtoie le polymorphe mais tout de même attachant Eugène Rouart, dédicataire de Paludes, complice en virées homosexuelles d’un Gide qui peu à peu se détachera de lui, jugeant avec sévérité ses accommodements hypocrites mais douloureux avec les réalités bourgeoises. Les deux plus beaux portraits sont sans doute ceux de deux amis disparus trop tôt, et qui marqueront, l’un comme l’autre, celui qui restera, qui survivra : Pierre Margaritis deviendra, dans l’œuvre magistrale de Martin du Gard, Antoine Thibault – et Eddy du Perron, à qui Malraux dédia La Condition humaine, demeurera comme un double du jeune aventurier-écrivain, préservé par la mort de l’indigne gloire ministérielle et des affres du vieillissement. Écrire est alors, par-delà la mort, un « geste de loyauté » envers les défunts, absents présents, un message adressé à ce « passager clandestin » que « chacun porte en soi ».

Thierry Cecille

Ceci est pour vous
Macha Séry
Éditions Philippe Rey, 334 pages, 20

Ceci étant dû Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°138 , novembre 2012.