Neuf heures. Sonnerie du téléphone. La voix de Christian Bobin. « Je ne serai pas là… » Je retiens mon souffle, « avant 19 heures, mais je laisserai la porte ouverte. Si vous arrivez avant moi, entrez et installez-vous. »
9 heures 30. Direction Le Creusot via Reims, Dijon, Chalon-sur-Saône. Six heures de route. La ville est un peu grise. Un monument en forme d’énorme marteau-pilon. Tout droit. Toujours tout droit. Une petite place. La statue en bronze d’un bourgeois bienfaiteur. L’écomusée de la verrerie. Une rue commerçante. Des magasins fermés. Après la pente, un pont de chemins de fer enjambe un nœud de lignes désaffectées. Un monument aux Morts. Au-dessus une sorte de colline avec des immeubles. La route monte en lacet, bifurque à gauche. C’est le dernier immeuble. 7e étage. Petit ascenseur. On sonne. Comme prévu, personne. Hésitation. Mais puisqu’il l’a dit, on pousse la porte. Une pièce est restée éclairée au fond. Appartement modeste mais chaleureux. Accueillant. Couloir avec un porte-manteaux perroquet. La cuisine est à gauche, avec sur la table une petite nappe à carreaux, une bouteille de whisky, trois verres et un mot griffonné à la hâte : « Bienvenue, installez-vous ». Tout au fond, le bureau. En profiter pour prendre des notes, saisir les premiers moments. Puis un bruit dans le couloir. C’est lui. Drôle d’impression. Rires. On se cale avec le magnétophone, l’appareil-photo et le whisky.
Christian Bobin, où êtes-vous né, quel est votre lieu d’enfance ?
J’aurai une réponse double à vous faire. Le lieu d’enfance, c’est maintenant. Les visages que je regarde. Et puis, je ne cherche pas à fuir l’autre réponse. C’est un lieu géographique, politique, économique. Une ville. Je suis né ici au Creusot. dans ce lieu où l’on se parle, dans cet appartement, dans la Montagne aux Boulets, on doit être à cinquante mètres de l’endroit où je suis né. J’ai dû faire cinquante mètres en 43 ans. C’est vous dire si j’ai le goût des voyages.
Quelle est l’image la plus ancienne dans votre mémoire ?
Elle m’est revenue, il y a peu de temps. Elle irrigue le papier blanc d’un prochain livre qui s’intitule L’Epuisement. C’est le seul souvenir réel dont je suis sûr. Et qui est pour moi fondateur. J’ai trois ans à peu près. L’âge où l’on met les enfants à l’école. J’ai l’âge où les mères abandonnent leurs enfants. Et c’est, de ma part, un refus arc-bouté. Un refus d’entrer dans le monde, dans la société. Et ce sont des hurlements qui ne durent pas un jour, deux jours. Mais trois ou quatre semaines. Matin et après-midi. Et il faut me traîner.
Qui vous traîne à ce moment-là ?
La pauvre c’est ma mère. Elle ne peut pas faire autrement. Et ça doit être insupportable d’avoir un enfant comme ça, à ce moment-là. C’est le premier souvenir. L’entrée sur la pauvre scène du monde. Au-delà, je n’ai pas de souvenir. Ou alors, je ne sais pas, une lumière blanche, étale. Paisible, songeuse. Et puis tout à coup le rideau se déchire....
Dossier
Christian Bobin
Christian Bobin : l’impertinence de la clarté
Une quinzaine de livres dont Une Petite Robe de fête. Peut-on vivre de la poésie ? Oui, dans tous les sens du terme. Rencontre avec un solitaire souriant autour de L’Eloignement du monde de Christian Bobin dont Gallimard propose en mars L’Inespérée. Une sorte d’autisme lumineux.